Napoléon III et la reine Victoria au tombeau de Napoléon Ier, le 24 août 1855
Edward Matthew Ward (Londres, 1816 – Windsor, 1879)
Napoléon III et la reine Victoria au tombeau de Napoléon Ier, le 24 août 1855
Edward Matthew Ward (Londres, 1816 – Windsor, 1879)
Vers 1856-1860
Huile sur toile
H. 1,05 ; L. 1,82 m
C.2016.005
S.b.g. : EM Ward (signature en grande partie repeinte)
Collection Christopher Forbes. Sa vente, Fontainebleau, étude Osenat, 6 mars 2016, lot no 109. Conseil artistique (délégation permanente) du 3 mars 2016. Commission d’acquisition des musées-châteaux (délégation permanente) du 4 mars 2016. Arrêté du 7 juillet 2016.
En août 1855, la reine Victoria se rendit à Paris pour visiter l’Exposition universelle. Napoléon III et l’impératrice Eugénie avaient séjourné quelques semaines auparavant à Londres et à Windsor. Cet échange de visites officielles visait à manifester et à renforcer l’alliance entre la France et l’Angleterre, alors engagées côte à côte dans la guerre de Crimée. Le vendredi 24 août en fin d’après-midi, les souverains passèrent ensemble en revue les troupes françaises au Champ-de-Mars, puis Napoléon III conduisit la reine Victoria au tombeau de Napoléon Ier. Le récit qu’elle fit de ce moment dans son journal laisse transparaître une grande émotion :
« Nous avons roulé jusqu’aux Invalides, où Napoléon repose sous le dôme, malgré l’heure tardive, car nous craignions de manquer pareille occasion de le voir, sans doute l’acte le plus important de notre séjour, si intéressant et riche en événements. Il était presque sept heures quand nous y sommes arrivés. […]
Nous étions éclairés par la lumière de quatre torches, ce qui ajoutait à la solennité de cette scène frappante à tout point de vue. L’église est belle et spacieuse. Nous nous sommes avancés pour regarder de haut le tombeau […]. Le cercueil n’y est pas encore, mais il est déposé dans une petite chapelle latérale, Saint-Jérôme. L’Empereur m’y a conduite, et je me suis recueillie, au bras de Napoléon III son neveu, devant le cercueil de notre plus âpre adversaire, moi, la petite-fille de ce roi qui le détestait et qui lutta avec vigueur contre lui, et son neveu qui porte son nom, devenu mon plus proche et plus cher allié !
L’orgue des Invalides a alors entonné God Save the Queen, et cette scène solennelle se déroulait à la lueur des torches (par hasard). Étrange et merveilleux en vérité ! Comme si, dans cet hommage respectueux à un grand ennemi défunt, les vieilles rivalités et les haines étaient lavées et que le ciel scellait cette amitié maintenant heureusement établie entre deux grandes et puissantes nations ! Puisse le ciel la bénir et la faire prospérer ! Le cercueil est drapé de velours noir et or, et les ordres, le chapeau et le sabre de Napoléon sont posés au pied. […] Nous avons quitté les lieux pour rentrer aux Tuileries vers sept heures et demie […]11. Victoria, reine d’Angleterre, Pages du journal de la reine Victoria. Souvenirs d’un séjour à Paris en 1855, traduit de l’anglais, préfacé et annoté par Olivier Gabet, Paris, Gallimard, 2008, p. 97-99.. »
La reine Victoria commanda différentes aquarelles en souvenir des événements qui avaient émaillé sa visite à Paris et des lieux où elle avait séjourné. Elle voulut en outre immortaliser la scène historique vécue aux Invalides par un tableau dont l’exécution fut confiée en 1856 à Edward Matthew Ward. Le peintre fut également chargé de représenter l’investiture de Napoléon III dans l’ordre de la Jarretière au château de Windsor le 18 avril 1855. Les deux toiles, de format pratiquement identique, devaient former des pendants. Elles furent exposées à la Royal Academy en 1858, où elles furent critiquées. La reine les vit également en avril 1858 et ne fut pas satisfaite. L’artiste les retravailla alors jusqu’en février 1860. Signées et datées 1860, elles furent placées à Buckingham Palace dans un salon baptisé « 1855 Room », où elles se trouvent encore aujourd’hui22. Voir Oliver Millar, The Victorian Pictures in the Collection of Her Majesty the Queen, 2 vol., Cambridge, Cambridge University Press, 1992, no 794-795, repr..
Si notre tableau présente de nombreuses différences de détail avec la version conservée dans les collections de S.M. la reine d’Angleterre33. Nous remercions Desmond Shawe-Taylor, Surveyor of the Queen’s Pictures, et Louise Cooling, conservateur des peintures, de nous avoir permis d’examiner ce tableau., la composition est globalement identique. Napoléon III se tourne vers la reine, vêtue d’un mantelet rose, et lui désigne le cercueil de son oncle à la lueur d’un chandelier tenu par un personnage barbu, peut-être Jean Noël Santini, le gardien du tombeau de l’Empereur. Au premier plan, un prêtre se prosterne devant les reliques de Napoléon. Derrière la reine se trouvent deux femmes faisant partie de la suite des souverains. L’une est lady Ely (1821-1890), dame d’honneur de Victoria, dont le visage cerné d’anglaises est bien reconnaissable. La seconde est figurée de dos, mais sa silhouette et son bonnet évoquent une dame plus âgée. Il s’agit sans doute de la princesse d’Essling (1802-1887), grande maîtresse de la Maison de l’impératrice, dont Victoria rapporte la présence à ses côtés durant cette journée. Au second rang se tiennent deux hommes de profil : Auguste Rougevin, architecte chargé des Invalides, et le général comte Philippe Antoine d’Ornano (1784-1863), cousin de Napoléon Ier et gouverneur des Invalides. Dans l’ombre, on aperçoit lord Cowley (1804-1884), alors ambassadeur du Royaume-Uni à Paris. Dans la composition conservée à Buckingham Palace, son visage est en pleine lumière et le commandant des Invalides, le général Sauboul, absent de notre tableau, l’accompagne. Ce groupe de trois ou de quatre hommes est éclairé par la lueur d’un cierge porté par un enfant de chœur. Sur la droite du cercueil, le prince de Galles (futur Édouard VII), en uniforme des Highlands, se recueille, son bonnet à la main. Derrière lui, la princesse royale Victoria tient la main de la princesse Mathilde, cousine de Napoléon III, qui semble très émue et porte un mouchoir à son visage. La haute figure du prince Albert, de profil, complète cette frise de personnages. Ward s’est attaché à décrire la scène de la manière la plus précise possible. Une dizaine d’études dessinées pour ce tableau sont conservées à la Royal Library44. Voir Delia Millar, The Victorian watercolours and drawings in the collection of Her Majesty the Queen, 2 vol., Londres, P. Wilson publishing, 1995, vol. 2, no 5690-5699.. Le peintre se rendit à deux reprises à Paris en compagnie de son épouse Henrietta qui l’assista dans son travail. Pendant leur premier séjour, ils visitèrent les Invalides et firent des portraits dessinés du commandant, du gardien et des officiers. Ward exécuta aussi une étude peinte du cercueil de Napoléon dans sa chapelle55. Huile sur toile, 37,8 × 46 cm, Royal Collection Trust, Île de Wight, Osborne House, RCIN 403871. Voir Delia Millar, ibid., vol. 2, no 796, repr., dont il s’inspira fidèlement pour son tableau. Le peintre obtint également des séances de pose de lord Cowley, du comte d’Ornano, de la princesse Mathilde, des enfants royaux et de la reine elle-même qui posa à la lueur d’une chandelle en février 1858. Il put enfin étudier les traits de Napoléon III lors de la visite privée de celui-ci à Osborne House, sur l’île de Wight, en 1857.
L’œuvre conservée au château de Compiègne n’est pas une copie autographe de celle remise par l’artiste à la reine Victoria. En effet, outre l’absence d’un des protagonistes, de nombreux détails diffèrent, tant dans le traitement du fond (effet d’orage, manière de suggérer la présence des troupes sur la gauche) que dans celui des personnages. Certains éléments vestimentaires, tels que la plume au béret du prince de Galles ou le voile de la reine, n’ont ainsi pas la même forme ou la même couleur. Le coloris est globalement assourdi, l’effet de clair-obscur étant beaucoup plus prononcé. La facture de cette œuvre est aussi moins poussée, et son format s’avère légèrement supérieur à celui du tableau achevé en 1860. Deux hypothèses sont alors envisageables. Il pourrait s’agir d’une répétition destinée à un autre client, dans laquelle Ward aurait apporté un certain nombre de modifications à sa composition afin que l’original conservât son caractère unique. La pratique était courante à l’époque, mais la reine Victoria n’était pas n’importe quel commanditaire et il est peu probable que l’artiste eût osé exécuter une répétition sans lui en demander l’autorisation. Ce tableau pourrait aussi être une première version abandonnée par le peintre devant les changements exigés par Victoria. La comparaison des deux œuvres incite à imaginer qu’elle lui demanda de baigner la scène d’une lumière plus vive et qu’il dut recommencer son tableau pour obtenir la fraîcheur de ton désirée. Un indice semble corroborer de surcroît cette seconde hypothèse : le visage de Napoléon III est très fidèle à son portrait dessiné par Ward le 1er août 1857 à Osborne66. Voir le dessin original d’E. M. Ward reproduit dans Ralph W. Maude, « Illustrated interviews. LX. Mrs. E. M. Ward. Royalties as artists », The Strand Magazine, vol. XVI, oct. 1898, no 94, p. 367., alors que le tableau final s’en éloigne davantage.
Auteur du commentaire : Laure Chabanne
Genre :
Peinture d’histoire → Peinture d’actualitéPeinture d’intérieurRépétitions autographes et copies
Index des personnes représentées :
Albert de Saxe-Cobourg, prince consort de Grande-Bretagne (Cobourg, 1819 – Berkshire, 1861)
Mathilde, princesse Bonaparte (Trieste, 1820 – Paris, 1904)
Henri Wellesley, lord Cowley (Mayfair, 1804 – Londres, 1884)
Albert Édouard, prince de Galles, Édouard VII, roi de Grande-Bretagne (Londres, 1841 – Londres, 1910)
Jane Hope-Vere, madame John Loftus, marquise d’Ely (1821-1890)
Anne Debelle, duchesse de Rivoli, princesse d’Essling (1802-1887)
Louis-Napoléon, prince Bonaparte, Napoléon III, empereur des Français (Paris, 1808 – Chislehurst, 1873)
Philippe Antoine d’Ornano (Ajaccio, 1784 – Paris, 1863)
Auguste Rougevin (Paris, 1794 – Paris, 1878)
Jean Noël Santini (1790-1862)
Victoria, reine du Royaume-Uni, impératrice des Indes (Londre, 1819 – Île de Wight, 1901)
Victoria, princesse royale du Royaume-Uni, impératrice d’Allemagne (Londre, 1840 – Taunus, 1901)
Index iconographique :
Décoration honorifique ; drapeau ; enfant de chœur ; épée ; femme ; homme ; prêtre ; robe ; scène de nuit ; souverain ; souveraine ; tombe ; uniforme
Étapes de publication :
2020-06-15, publication initiale de la notice rédigée par Laure Chabanne
Pour citer cet article :
Laure Chabanne, Napoléon III et la reine Victoria au tombeau de Napoléon Ier, le 24 août 1855, dans Catalogue des peintures du château de Compiègne, mis en ligne le 2020-06-15
https://www.compiegne-peintures.fr/notice/notice.php?id=649