L’Impératrice Eugénie et le Prince impérial dans le parc de Camden Place

James Tissot (Nantes, 1836 – Buillon, 1902)

En juin 1871, James Tissot vint s’installer à Londres. Déjà connu des amateurs anglais, précédé d’une réputation flatteuse, il devait se fixer durablement dans la capitale anglaise, y poursuivant jusqu’en 1882 sa carrière de peintre de genre à sujets modernes.
Ce tableau fut peint pendant l’automne et l’hiver 1874-1875, soit moins de deux ans après la mort de Napoléon III le 9 janvier 1873. Il offre un double portrait de l’impératrice Eugénie et du Prince impérial, représentés dans le parc de Camden Place, résidence de la famille impériale en exil, sise dans la banlieue de Londres. La souveraine déchue, en grand deuil, un mouchoir à la main, se tient de trois-quart, les yeux baissés, digne et meurtrie, un timide sourire sur les lèvres. Elle s’appuie sur son fils dont le corps et le regard sont tournés vers le spectateur. Le prince porte l’uniforme des cadets de l’académie militaire de Woolwich où il suivait depuis deux ans une formation d’officier : tunique et pantalon de laine bleu foncé à parements rouge et or, ceinture blanche et petit calot bleu maintenu par une mentonnière de cuir. À son bras gauche, il arbore encore un brassard de deuil. Les deux figures se détachent sur un fond de branchages et de feuilles mortes, dans la lumière douce et froide d’une journée d’automne. Quelques fauteuils de jardin en rotin, une table et un tapis donnent un confort bourgeois à cette scène de plein air, une mise en scène que l’on retrouve dans d’autres toiles de Tissot. Derrière les arbres, on aperçoit la maison et, sur la droite, cinq membres de la petite cour qui se reconstitua après 1870 auprès des souverains. Au premier plan, le duc de Bassano (1803-1898), ancien grand chambellan du Palais, est aisément reconnaissable à son haut front dégarni et à ses favoris blancs. À quelques pas derrière lui se tient Jean-Baptiste Francheschini-Pietri (1835-1915), l’homme de confiance de Napoléon III, fidèle entre les fidèles, qui fut enterré à Farnborough près de la chapelle où reposent les souverains et leur fils. Le chien couché au premier plan du même côté de la composition semble symboliser leur fidélité sans faille.
Les circonstances exactes de la genèse de ce tableau ne sont pas connues. F. Maison a suggéré qu’il avait été commandé par l’impératrice Eugénie pour célébrer la Saint-Napoléon, le 15 août 1873. K. Matyjaszkiewicz a montré cependant qu’il avait été exécuté en 1874 et que l’impératrice en avait suivi l’avancement, se rendant dans l’atelier de l’artiste en décembre de la même année. Selon elle, l’ambassadeur de France à Londres vint également voir la toile en mars 1875, alors que Tissot avait annoncé sa présentation à l’exposition de la Royal Academy. L’œuvre fut finalement refusée, les deux autres envois du peintre étant par ailleurs acceptés. Le sujet fut-il considéré comme trop sensible sur le plan diplomatique ? K. Matyjaszkiewicz a fait remarquer qu’en octobre 1874, moment où fut sans doute élaborée la composition, le prince de Galles, héritier de la couronne britannique, semblait prendre parti pour le camp légitimiste français. La toile fut-elle commandée avec l’intention de toucher le public britannique ? Était-elle destinée à marquer les dix-huit ans du prince ou sa sortie prochaine de Woolwich ? La pose des deux protagonistes indique en tout cas clairement un passage de témoin : si l’impératrice se tient encore au premier plan, elle semble prête à s’effacer pour laisser toute la place à son fils, dont l’attitude ferme et décidée indique la volonté de relever l’héritage politique de son père. Traditionnellement associé à la mémoire de l’Aiglon, le bouquet de violettes de Parme qui trône sur la table en est un autre indice. Selon K. Matyjaszkiewicz, les doigts entrelacés du jeune homme dessinent même une croix de Lorraine, symbole des terres que la France avait dû céder à la Prusse à l’issue de la guerre de 1870.
Pourtant, d’autres aspects de la composition invitent à une lecture plus ambigüe. L’ambiance automnale de la scène confère à ce double portrait une mélancolie évidente. De même, la position qu’occupent Eugénie et son fils semble faire écho à leur existence d’exilés, en marge d’une société dont ils étaient autrefois l’épicentre. K. Matyjaszkiewicz a relevé également le mouvement ondoyant du tapis sous leurs pieds, qu’elle a comparé à un radeau sur une mer incertaine. Le vent qui souffle sur la scène, gonflant le voile noir de l’impératrice, semble un autre signe discret de la tourmente où ils se trouvent. Est-ce lui qui a mis en désordre les papiers sur la table, jetant l’un d’entre eux sur un fauteuil ? En équilibre sur le bord, l’un des gants du prince paraît prêt à tomber. Plus qu’un simple portrait, Tissot a livré ici l’image émouvante de deux êtres aux prises avec leur destin.

Auteur du commentaire : Laure Chabanne